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La difficulté à soigner les proches

 

En matière de médecine, le célèbre syndrome du « cordonnier mal chaussé » est non seulement très répandu, mais également contagieux : beaucoup de professionnels de la santé rechignent à se soigner eux-mêmes, et semblent éprouver une certaine difficulté à prendre en charge leurs propres conjoints ou parents, qu’ils préfèrent confier aux bons soins d’autres thérapeutes. Petit voyage aux sources d’une malédiction aux multiples facettes.

 

Tous les médecins du monde le savent : un proche n'est pas un patient ordinaire. Le mot "proche" suffit d’ailleurs à le comprendre : il dénote un manque de distance, de recul habituellement considéré comme nécessaire entre un thérapeute et son patient. Il semble en effet exister dans la relation thérapeutique une forme d’enjeu, d’attente et de pouvoir qui ne peuvent normalement s’exercer que dans le contexte d’un certain détachement, notablement dépourvu de tout lien affectif même s’il ne dispense pas de la compassion. « Du haut du mont Fuji, on ne voit pas le mont Fuji... » : là est sans doute la première raison pour laquelle bon nombre de médecins préfèrent faire suivre ceux qui leurs sont intimes par des collègues. L’objectivité demande de la distance, et trouver cette distance à l’intérieur d’une relation étroite est un art délicat. Un équilibre aussi subtil que celui de la terre tournant autour du soleil : trop distants l’un de l’autre, la relation gèle. Trop proches, elle brûle. Si l’empathie et la congruence sont des qualités humaines hautement appréciables dans une relation thérapeutique classique, elles peuvent se transformer en un véritable handicap lorsqu’on se trouve trop étroitement associé aux peines de cœur d'une personne, et pris dans ses propres remous affectifs. On dit en médecine chinoise "qu'il est préférable d’être sur la berge pour tirer les gens de l'eau" : lorsque thérapeute et patient pataugent dans un même bain affectif, c'est toute la relation médecin-malade qui est faussée, et l'ensemble de la dynamique thérapeutique compromise. A l’extrême inverse, n’oublions pas le côté "froid" du problème, par exemple lorsqu’une antipathie existe entre le patient et le thérapeute. Là encore, la relation thérapeutique sera tronquée, car la nécessaire abstraction de l’affect vaut en bien comme en mal : haïr ou éprouver une forme de répulsion pour quelqu’un ne permet pas non plus de le soigner correctement.

Nous partirons donc de ce postulat qu’il n’est pas impossible, mais pour le moins délicat, d'avoir une véritable relation thérapeutique vis à vis de quelqu'un avec qui l'on a déjà une relation affective. Et cela commence tout naturellement par soi-même, car plus difficile encore que de voir le mont Fuji du haut du mont Fuji, est de regarder son propre œil !

Première difficulté : se soigner soi-même

Partant du principe de bon sens déjà énoncé qu’il est préférable d’être sur la berge lorsque l’on veut sortir l’autre de l’eau, un thérapeute a logiquement intérêt à être lui-même en bonne santé pour soigner efficacement ses malades. N’en déplaise à de nombreux carabins grands fumeurs et buveurs, le fait d’être thérapeute ne confère aucune immunité ni pouvoir d’exorcisme par rapport à la maladie. Aussi, lorsque d’aventure il arrive à un médecin[1] de se retrouver dans la situation paradoxale de la dépanneuse qui tombe en panne ou du maître nageur qui se noie, il se voit contraint à deux options : soit faire appel à un autre sauveteur –ce qu’il fait généralement d’assez mauvaise grâce-, soit imiter le Baron de Münchhausen, dont l’histoire dit qu’il se sauva de la noyade en se hissant lui-même par les cheveux...

Il faut bien admettre qu’il n’est pas facile pour un praticien, conditionné à sa propre abstraction dans l’écoute et l’aide aux autres, de s’exprimer à lui-même ses propres plaintes, puis de s’apporter un diagnostic éclairé et une réponse efficace ! Nous sommes bien sûr tous capables de panser nos propres blessures ou maladies, tant qu’elles sont légères ou bénignes. Mais dès lors que le déséquilibre demande une compréhension et une intervention plus profonde, il devient difficile de se trouver dans les deux camps à la fois : il faut en effet une lucidité doublée d’une volonté exceptionnelles pour déterminer ses propres défauts, se donner à soi-même les conseils destinés à changer ses mauvaises habitudes... et suivre ces conseils ! La difficulté à se soigner soi-même peut comporter également un aspect technique, lié à la méthode employée. Tant qu’il ne s’agit que de se prescrire un médicament, tout va bien. Mais se masser soi-même pour se détendre, par exemple, est déjà moins facile... quant à s’appliquer à soi-même de l’acupuncture (pour les points qui sont accessibles), en restant concentré à la fois sur la manipulation de l’aiguille et sur le ressenti de l’effet produit, voilà un double rôle bourreau / victime qui, joué parfaitement, aurait de quoi conduire à la schizophrénie !

Si se soigner seul n’est pas évident, faire appel à un confrère lorsque l’on est praticien n’est pas non plus chose facile. Un thérapeute qui a déjà ses propres habitudes de travail et qui s’en remet à un collègue éprouve parfois face à celui-ci les mêmes difficultés que certains conducteurs crispés sur le siège passager pendant que quelqu’un d’autre conduit leur voiture. Lorsqu’il le fait, et à moins de recourir à un praticien conservant pour lui une valeur d’exemple, sa démarche a toutes les chances d’être davantage emprunte de sens critique que d’espoir, ce qui est loin d’être la meilleure condition d’un bon résultat thérapeutique.

Deuxième difficulté : accepter les proches comme patients

Quand on sait la valeur ajoutée qu’apporte une approche sensible dans la relation thérapeutique, on ne voit pas quelle difficulté particulière peut présenter le fait de soigner ceux que l’on aime ou que l’on connaît bien. Si problème il y a, peut-être réside-t-il dans la confusion trop souvent faite entre l’amour du prochain, fait de compassion et de détachement, et l’amour des proches, beaucoup plus exclusif et teinté d’affect, de désirs et d’attentes. Un médecin soignant un proche est un peu comme un chercheur qui influence l’objet de son étude sans s’en rendre compte. La difficulté à voir l’autre comme une "créature ordinaire", assortie de la crainte de mal faire ou de reproche en cas d’échecs, sont autant de facteurs pouvant conduire un thérapeute à la maladresse. Comme, pour reprendre notre exemple, une personne au volant stressée ou distraite par un passager qu’elle connaît trop bien, et qui accumule les erreurs de conduite.

En médecine chinoise, le mode d’investigation permettant d’aboutir à un diagnostic est en tous points comparable à une enquête policière : relevé des indices observés, travail d’interrogatoire, logique déductive... Or, en matière de justice comme de santé, il est généralement admis qu’on ne peut impunément être juge et partie. Lorsqu’un inspecteur doit enquêter, ou un juge traiter une affaire concernant un proche ou un membre de sa famille, on trouve normal qu’il soit dessaisi au profit de quelqu’un de plus neutre, et donc de plus objectif. Que vaut le témoignage d’un proche qui vous confie sa souffrance, à vous qui peut-être en faites partie ? Comment peut-on espérer être la solution thérapeutique de quelqu'un qui par ailleurs nous juge partiellement responsable de sa fatigue et de ses contrariétés ? Quand on est le témoin de ceux avec qui l’on vit, on n’est pas forcément le mieux placé –même s’ils nous le demandent- pour devenir leur juge... ou leur médecin. Si d’aventure le thérapeute arrive à conserver la distance et le recul nécessaire, c’est le patient qui risque alors de lui reprocher une attitude qu’il prend pour du désintérêt ou de la froideur. Évidemment, lorsque la confiance du patient et la compétence du praticien sont réunies, rien n’empêche de faire abstraction de certains liens pour se concentrer sur "l’enquête". Il n’en demeure pas moins que le paradoxe persiste : ceux avec qui l’on vit sont ceux sur qui nous avons sans doute le moins de pouvoir effectif, et donc le moins d’efficacité. Le corollaire de cette réalité n’est pas toujours facile à faire admettre aux proches, qui conçoivent difficilement que quelqu’un qui les connaît (trop) bien puisse refuser de les soigner au nom de l’honnêteté ou du souci déontologique...  Rester à la fois un bon thérapeute et un bon conjoint, voilà tout le dilemme des thérapeutes consciencieux !

Troisième difficulté : être accepté par les proches comme thérapeute

Dans une ‘vraie’ relation thérapeutique, les attentes du thérapeute et du patient se complètent normalement pour former une dynamique de guérison. Cette dynamique se nourrit en bonne partie de la démarche du patient, de sa volonté de guérison, et de la confiance qu’il place dans son thérapeute pour l’aider à guérir. Mais lorsque thérapeute et patient se connaissent trop bien, il arrive que ce dernier considère alors le soin comme un dû, et la dynamique n’opère plus. C’est ainsi que, dans bien des cas, ce sont les proches eux-mêmes qui ‘sabotent’ la relation thérapeutique par un certain nombre de procédés inconscients : démarche attentiste ou teintée d’affect, déficit de confiance, attitude critique, résistance au changement, refus des conseils (amalgame entre "le thérapeute qui veut nous soigner" et le "conjoint qui veut diriger notre vie"), etc. Le ressort principal de ces situations est souvent un sentiment ambivalent de compétition et de dépendance.

Un autre écueil possible est la difficulté à être perçu par ses proches comme un thérapeute à part entière. C’est notamment le cas lorsque le patient a connu le thérapeute avant qu’il ait été praticien ; surtout si ce dernier a exercé préalablement un autre métier, dans lequel il était déjà connu et assimilé. C’est ce que l’on pourrait nommer le syndrome de Rika Zaraï : vous pouvez étudier pendant vingt ans la médecine, mais pour ceux qui vous ont connu dans un autre métier avant, par exemple serveur de restaurant, vous resterez dans leur esprit « le serveur de restaurant qui fait de la médecine ». Les gens n’aiment pas que nous changions trop radicalement de l’idée qu’ils se sont faite de nous. Si eux n’évoluent pas, il faut s’attendre à ce qu’ils ne nous accordent pas, sinon leur autorisation, du moins leur confiance pour évoluer.

Il existe également souvent une confusion entre la demande thérapeutique et la demande affective. Un ami médecin me racontait l’anecdote suivante : lorsque son fils a fait une varicelle, il s’est contenté de suivre attentivement l’évolution de sa maladie, veillant à ce que la fièvre ne monte jamais trop haut, mais laissant par ailleurs les choses évoluer normalement. Sa femme, très inquiète de voir son enfant fiévreux et couvert de boutons, et ne supportant pas de voir son mari si « inactif », a commencé à paniquer. Il lui a alors proposé de faire venir un autre médecin. Ce dernier a confirmé le diagnostic du mari, et proposé la même chose : attendre. Mais sa femme, cette fois, a poussé un soupir de soulagement, en disant « Merci, Docteur ! »

La confiance mutuelle est, nous l’avons dit, un pré requis indispensable à la relation thérapeutique. Un proverbe japonais dit que « même une tête de poisson peut exaucer celui qui y croit ». À l’inverse, on peut craindre que même les grands médecins seraient impuissant, sans le crédit que les patients leur accordent. La puissance générée par la confiance et l’espoir conditionne en partie celle du traitement. Ce crédit, cet espoir, sont bien souvent proportionnels à la distance à parcourir pour rencontrer son thérapeute, et le temps passé à attendre son acte (d’où le mythe de la salle d’attente cultivé par de nombreux médecins, qui semblent prendre à dessein leurs patients en retard). Or, le chemin à parcourir pour joindre un proche est nul... Quant à l’attente, pas question. C’est tout de suite ! L’une des règles d’or de la médecine en matière de soin est de répondre à la demande, mais de ne jamais proposer ses services. Une attitude qui pourra facilement passer pour du dédain chez le thérapeute qui nous est intime, et que l’on s’attend "de droit" à voir plus empressé.

La juste distance

A voir de trop près les choses, on les déforme. Les yeux rivés sur leurs microscopes, nos chercheurs feraient bien de réfléchir à la sagesse chinoise qui dit que : « Quand on regarde le ciel dans l’eau, on voit des poissons sur les arbres ». De même, considérer que l’intimité est favorable à la relation thérapeutique, c’est souvent transformer ladite relation en un "arbre aux poissons", sinon en un enfer pavé de bonnes intentions.

A propos, connaissez-vous la différence entre l’enfer et le paradis ? En enfer, les gens sont obligés de manger avec des baguettes de deux mètres de long, et bien que la nourriture soit abondante, ils meurent de faim. Au paradis, les gens sont eux aussi obligés de manger avec des baguettes de deux mètres de long. La seule différence, c’est qu’au paradis, chacun donne à manger à son voisin. Comme disent les maîtres d’arts martiaux : « en toutes choses, distance, toujours... »


 

[1] Les termes de médecin, thérapeute, soignant etc., sont utilisés ici sans référence à des corps professionnels spécifiques, ‘officiels’ ou ‘alternatifs’. Tout ce qui est dit dans ces lignes s’applique aux différents acteurs de la santé physique et mentale sans distinction.