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Psychologie traditionnelle chinoise, la branche oubliée

 

« Lorsque le médecin n’a pas assez d’autorité pour détourner l’esprit du malade, le désordre devient une altération définitive, la maladie s’immobilise, et toute la médecine devient impuissante. » Nei Jing Su Wen

 

Si vous étiez médecin, quel diagnostic poseriez-vous à un homme enfermé par accident dans une chambre frigorifique, et retrouvé le lendemain mort d’hypothermie alors que les frigos n’étaient pas branchés ? Comment savoir avec certitude où se trouve la cause réelle de certains maux : dans les analyses de sang ou dans l’histoire sentimentale ? Comment concevoir la notion de « spécialiste » en pathologie humaine, dès lors que l’on s’adresse à un être pluridimensionnel aux interactions multiples ? Comment séparer, dans un traitement médical, l’action du médicament de celle de l’effet placebo, qui atteint parfois à lui seul un taux d’efficacité de 70 % selon les maladies ? Une seule réponse à toutes ces questions : une médecine à dimension vraiment humaine se doit de considérer l’homme comme un continuum psychophysique, et non comme le porteur schizophrène d’un corps et d’un esprit étrangers l’un à l’autre.

Unir psyché et soma dans une même logique thérapeutique, c’est ce qu’ont toujours fait les médecines chamaniques, misant aussi bien sur l’action des plantes médicinales que sur des pratiques psychosomatiques comme la suggestion, l’incantation ou l’extraction du mal. Il est arrivé à des chirurgiens occidentaux de s’adonner à de telles pratiques, réalisant des opérations fictives sur des malades atteints de troubles cardiaques ou cérébraux (c’est à dire en ouvrant et refermant sans pratiquer de véritable intervention). Ils ont constaté un taux de guérison sensiblement identique par rapport aux malades ayant subi une vraie opération. Les résultats de cette « chirurgie placebo » - qui n’a rien à envier aux pratiques des guérisseurs philippins par ailleurs tant décriés - devraient forcer notre médecine matérialiste à admettre l'énorme pouvoir de la suggestion mentale sur le fonctionnement humain. Mais plutôt que de l’étudier et l’intégrer dans une logique thérapeutique, elle continue de le vivre comme un handicap à l’évaluation scientifique de ses traitements, qu’elle préfère expérimenter en double, voire en triple « aveugle ». L’adjectif est curieusement choisi et sonne comme un aveu : sur huit années d'études de médecine dans les facultés françaises, pas une seule heure n’est consacrée à l’étude le la psychologie humaine. Ce qui prive notre médecine d'une des plus importantes formes de thérapies utilisées par l'homme depuis des millénaires. Et chose encore plus grave, lui fait courir le risque d'une iatrogénèse par ignorance, à peu près chaque fois qu'elle effectue des prédictions fatalistes et inquiète les malades sur leur sort.

 

La médecine psychosomatique chinoise (Xin Li)

La médecine chinoise fait partie de ces ethnomédecines d’origine chamanique, pour lesquelles les notions de matière, d’énergie et d’esprit forment un tout indissociable. Elle est traditionnellement dotée de différentes branches médicales (acupuncture, pharmacopée, Qi Gong, massages, manipulations osseuses, psychothérapie...), qui permettent de couvrir tous les aspects du complexe humain, et peuvent se combiner les unes aux autres. Un ethnomédecin peut par exemple écrire un mot de guérison, qu’il joint avec les plantes à la décoction du patient, pour que celui-ci « boive les conseils » en même temps que les médicaments. Il peut également mettre à profit une séance d’acupuncture, mettant le sujet est en état de relaxation et de « transe légère », pour lui glisser quelques suggestions de type hypnotique ou user de métaphores, dont la littérature chinoise abonde. Les mots, les aiguilles d’acupuncture et les plantes médicinales peuvent ainsi être associés dans une même logique thérapeutique, permettant d’agir simultanément sur l’organique, le fonctionnel et le psychique.

À l’époque où elle était encore enseignée à l’Académie impériale, la médecine chinoise comptait une « branche des incantations et de talismans » (Zhu Yu Ke) qui côtoyait les autres branches thérapeutiques officielles. Le représentant de cette branche, appelé Wu Yi (médecin-chaman), était vu comme un spécialiste, au même titre que l’acupuncteur ou le chirurgien. Le Wu Yi était un psychosomaticien, qui utilisait les ressources émotionnelles, mentales et spirituelles pour venir en aide aux malades (que les maladies fussent psychiques ou somatiques). Au fil des siècles, cette branche a suivi l’évolution des croyances, des comportements psychologiques et spirituels, abandonnant peu à peu les démons et les exorcismes pour donner naissance à une branche de l’esprit (Xin Li), assortie de méthodes visant à « ouvrir et rééduquer le Cœur », que l’on pourrait traduire aujourd’hui par « psychologie et psychothérapie traditionnelle chinoise ». Elle a en cela suivi sensiblement le même parcours que l’occident, qui a vu les confessionnaux des églises se vider à mesure que se remplissaient les divans des psychanalystes.

Le terme de psychologie ou de psychothérapie reste cependant étroit et inadapté pour désigner ce qu’est vraiment l’approche médicale chinoise du psychisme, et la façon dont elle utilise l’esprit pour traiter le corps. La psychologie traditionnelle chinoise ne se contente pas d’appréhender les mécanismes de la psyché proprement dite (psychologie) ; elle s’intéresse également à l’influence de la structure organique sur le psychisme (morphopsychologie, psychiatrie), ainsi qu’à l’esprit et l’âmes en tant qu’entités incarnées, et la conscience en tant que structure à plusieurs niveaux (chamanisme, spiritualité). Cette branche est en fait constituée d’un mélange indissociable de médecine, de psychologie, de sociologie et de religion (l’étude de l’esprit dans la tradition médicale chinoise est à la fois analytique et introspective. Elle repose sur les mêmes fondements philosophiques et religieux que l’ensemble du système médical chinois, à savoir un mélange de bouddhisme, de confucianisme et de taoïsme).

La psychothérapie chinoise, pour sa part, est parfois appelée l’art de « vider le patient pour le remplir ». Elle regroupe un vaste ensemble de techniques, allant du massage à la méditation, en passant par l’analyse, la métaphore, l’hypnose, la thérapie comportementale ou encore l’usage de la confiance et de la foi. Certaines de ces méthodes peuvent nous sembler déjà familières, dans la mesure où nombre de nos mentors occidentaux, de Jung à Caycedo, se sont eux-mêmes souvent inspirés de telles traditions pour établir leurs théories. Ce qui reste spécifique à la psychothérapie chinoise, c’est qu’elle conserve un caractère global, non exclusif de telle ou telle méthode. Elle peut en outre, au-delà de la résolution de problèmes ou du désamorçage de pathologies, aider les patients à donner un sens plus profond à leur existence, à la vie, à la mort. Il ne s’agit bien que d’une aide, et non d’un conditionnement, car la psychothérapie chinoise respecte la sagesse du Dao De Jing, qui considère que "produire sans s'approprier, agir sans rien attendre, guider sans contraindre, voilà la vertu primordiale".

 

Dépression interdite dans le meilleur des mondes

A la différence de l'acupuncture et de la pharmacopée, qui ont fait l'objet de centaines d'ouvrages, il existe très peu de texte classique chinois consacré à la psychologie et la psychothérapie chinoise. Ceci tient essentiellement au fait que cette partie de la connaissance médicale s'inscrit surtout dans une tradition orale, car elle présuppose une capacité d’introspection et de transformation personnelle de la part de celui qui la pratique. Comme toute discipline à composante spirituelle, elle relève moins de la mémorisation d'un savoir théorique contenu dans des livres, que d’une transmission par des maîtres habitués à composer avec la nature humaine[1]. Cela tient également au fait que, du point de vue chinois, la psychothérapie est une arme qui trouve avantage à rester secrète. Dans certaines situations, il peut être handicapant de se trouver astreint à une forme de thérapie où l'action psychologique est attendue par avance par le patient. Pour toutes ces raisons, la psychologie et la psychothérapie traditionnelles chinoises ont toujours fait l’objet d’une transmission discrète. Si discrète, qu’elles n’ont jamais revu le jour en Chine depuis la révolution culturelle.

À cette époque, faut-il le rappeler, la médecine traditionnelle chinoise, emblème de l’impérialisme et des religions du passé, fut pendant un temps interdite, et ses praticiens envoyés aux travaux forcés. Elle ne réapparut que quelques années plus tard, parée d’une nouvelle théorie fondamentale fortement teintée de matérialisme dialectique, et amputée de quelques branches jugées pourries, parmi lesquelles la « branche du Cœur », la psychologie traditionnelle. Une ablation logique, lorsqu’on connaît la manie qu’ont les dictateurs et les révolutionnaires de vouloir réécrire l’histoire en remettant à zéro les calendriers et les consciences. Dans ces périodes de purges et d’autodafés, ce sont toujours la spiritualité, la religion, la philosophie, les sciences humaines en général et les sciences de l’esprit en particulier, qui font les frais du nouveau bonheur obligatoire et du « grand bond en avant » de la pensée. À quoi bon d’autres religions ou idéologies que celle d’état, sinon pour fabriquer de la dissidence et larver la conscience collective ? Quand un Grand Timonier se fixe pour cap de guider une fourmilière humaine grâce à une pensée unique, il n’y a tout simplement plus de place pour le doute, la dépression et la souffrance individuelle. C’est ainsi que les indications pour dépression disparurent des traités d’acupuncture, et que la médecine traditionnelle chinoise, devenue exclusivement hospitalière et universitaire, perdit une partie de son savoir. Nous ne devons la survie de la « branche du Cœur » de la médecine chinoise qu’à quelques rares héritiers de traditions familiales, qui firent le choix de l’exil au moment de la révolution culturelle. C’est notamment le cas du Dr Leung Kok Yuen, héritier d’une tradition familiale de treize générations, dont les précieux enseignements dans le domaine de la psychologie n’ont aucun équivalent actuel en Chine Populaire. Contribuer –au moins en Occident- à la réhabilitation de cette branche est un devoir de mémoire à la tradition[2].

En Occident, la médecine chinoise n’a longtemps été connue qu’à travers l’acupuncture, dont le caractère exotique a monopolisé l’attention des premiers observateurs et des pères jésuites. Depuis quelques années, d’autres méthodes issues de ce vaste système médical, comme la pharmacopée ou le Qi Gong, se développent à leur tour progressivement dans nos pays. Il reste à la médecine psychosomatique traditionnelle chinoise de prendre toute la place qu’elle mérite dans une société moderne qui, à en juger par la nature de ses maladies, a grand besoin de redécouvrir les pouvoirs positifs de l’esprit, sur lui-même, sur le corps, sur le monde. 


 

[1] "J'ai entendu dire que les maîtres qui nous ont précédé ont accumulé dans leur coeur des recettes qui n'ont pu aboutir à des écrits. Je souhaite m'instruire de ce qu'elles renferment afin de suivre leurs applications, traiter le peuple, soigner le corps, préserver des cent maladies" (Ling Shu - 300 av. J-C -, Ch.6)

[2] Un ouvrage entier, baptisé « l’Autre Cœur », est à paraître prochainement sur ce thème.