Accueil Remonter Conf Toronto 22 sept 2006 Du sang dans la neige

 

Du sang dans la neige

Par Patrick Shan

 

Comment ne pas l’avouer, je fatigue parfois de la France. Praticien de Médecine Traditionnelle Chinoise, une science millénaire et pourtant ignorée ici, je subis, comme tous mes confrères et à l’égal des prostituées, les vicissitudes paradoxales d’un pays dont les lois ne me reconnaissent pas et dont les administrations, elles, ne me reconnaissent que trop bien. Travailler sans aucun droit mais avec tous les devoirs est un peu usant, au point de donner parfois l’envie de partir à la recherche de cieux plus cléments. « Puisque vous faites de la Médecine Chinoise, pourquoi n’allez-vous pas travailler en Chine ? », m’a gentiment suggéré un médecin lors d’une conférence, il y a quelques années. Pourquoi pas, en effet et après tout ?

Juste à cause d’un point de détail, comme dirait quelqu’un. Un détail comme celui qui vient de passer à l’instant au journal télévisé, et qui a déclenché cet article. Si vous ne l’avez pas vue, imaginez la scène. Une cordée de tibétains cheminant péniblement, quelque part dans les hauteurs himalayennes, cherchant à gagner le Népal pour rejoindre le Dalaï Lama. Sur une crête en face, une patrouille de soldats chinois. Des libérateurs dépassés par l’idée, mettez-vous à leur place, que ceux qu’ils ont libérés veuillent à tout prix retrouver celui qui les asservissait. Tir sur les silhouettes alignées, comme à la foire du Trône. Quelques silhouettes qui tombent. L’une d’elles –une nonne- ne se relèvera pas. Suit un communiqué gouvernemental affirmant sans rire que les soldats ont lancé des sommations, et qu’ils étaient en situation de légitime défense. Comme l’a montré un certain Georges W., habitant d’un autre pays libéré et grand libérateur lui-même, plus le mensonge est gros… Manque de pot, cette fois-ci, une équipe d’alpinistes passait par là et a filmé toute la scène. Magie du cinéma. Électrochoc dans ma tête.

J’accompagne chaque année une équipe de tradipraticiens en Inde du Nord pour y soigner des moines et des réfugiés tibétains. À leur demande, et en médecine chinoise s’il vous plaît. Vraiment pas rancuniers. J’ai pourtant vu des traces de tortures sur le corps de quelques moines, vieux bouddhas espiègles et souriants (comment peuvent-ils encore sourire, m’étais-je d’ailleurs demandé, jusqu’à ce que me reviennent ces paroles de Floyd Looks for Buffalo Hand, chef spirituel Lakota : « on ne peut pas voler ce qui ne se voit pas »). A cause de ce sourire justement, j’ai cru que tout cela appartenait au passé. Tu parles. Non seulement c’est en ce moment que ça se passe, mais je réalise qu’à simplement écrire ces lignes il suffirait d’un autre détail, par exemple que mes yeux soient en amande et que je sois né ailleurs, pour passer à mon tour au peloton d’exécution. Frisson. Suivi peu après d’une étrange bouffée de chaleur nationaliste en songeant à mon précieux passeport doré sur fond prune, parsemé de tampons européens, indiens, africains, américains… tiens ? Pas encore de visa chinois sur celui-là ? On va encore attendre un peu. Les Jeux Olympiques, par exemple, avec en guise de flamme une maigre lueur d’espoir. Et en espérant qu’une nouvelle discipline, le biathlon tibétain, ne sera pas au programme. On notera en tout cas le culot du symbole, déjà exploité du temps d’Adolf, qui a lui aussi brillamment démontré que plus c’était gros… (air connu). Amalgames simplistes, croyez-vous, ou triste répétition de l’histoire humaine, qui persiste à confondre puissance et civilisation ?

Quoi qu’il en soit, vous ne m’ôterez pas de l’idée que je vis dans un pays bourré de défauts, d’inégalités et d’injustices. Un pays agaçant, qui donne régulièrement l’envie de faire la révolution. Un pays qui porte sa part d’histoire peu reluisante, dans lequel il n’est pas facile d’entrer, ni parfois facile de vivre. Mais, malgré tout, un pays qui ne condamne plus à mort, fût-ce après jugement, et que l’on peut toujours quitter librement. Et ça, c’est énorme. Car un endroit d’où l’on ne peut sortir, cela ne s’appelle plus un pays. Cela s’appelle une prison. Et une prison où l’on abat comme des lapins, sans états d’âme, ceux qui essaient de faire le mur ou qui s’éloignent simplement du chemin, cela porte encore un autre nom. Ceux qui l’auraient oublié peuvent toujours relire ou revoir la Liste de Schindler.

Pour une fois, merci la télé. Grâce à elle, une déflagration étouffée par la neige, là-haut sur le toit du monde, est parvenue jusqu’à nous. Différente de celles, pourtant bien plus bruyantes et nombreuses, des fictions ou des reportages de guerres. Celle-ci dit autre chose, et nous touche autrement. Elle m’a brusquement rappelé la chance que j’avais d’être un citoyen plutôt qu’un camarade, ainsi que celle d’avoir appris, grâce à un Maître exilé, la sagesse d’une médecine venue d’une autre Chine que celle-là. Et surtout, elle m’a conforté dans l’idée que j’ai fait le bon choix d’aller travailler du côté de la montagne où la neige n’a pas à rougir.